VI

 

Cette année-là, j’obtins une petite chambre pour moi tout seul, donnant comme presque toutes les autres sur la cour intérieure, une ancienne cellule de capucin, blanchie à la chaux, avec un petit lit, une chaise, une table de bois de sapin.

J’avais seize ans, j’entrais dans la classe des grands. Enfin j’étais mieux ; je pouvais travailler un peu le soir et rêver à mes leçons, cela me fit plaisir.

Et puis, j’appris à connaître un professeur digne de ce nom, car tous les autres, dans notre collège, n’étaient, à proprement parler, que des routiniers, faisant leur métier d’instruire la jeunesse, comme on fabrique des chaussures, toujours sur les mêmes formes, ce qui ne demande pas beaucoup de réflexion.

Depuis mon arrivée à Sâarstadt, j’avais vu M. Perrot traverser la cour matin et soir, clopin-clopant, le chapeau sur la nuque, pour se rendre à sa classe. Il n’avait pas l’élégance de M. Gradus, ni la majesté de M. Laperche ; il boitait des deux jambes, s’appuyant sur un bâton et galopant quelquefois d’une façon assez risible ; ses épaules étaient inégales, ses lèvres grosses, son front haut et chauve. Des lunettes en cuivre ballottaient sur son nez un peu mou et aplati ; ses habits, toujours mal fagotés, dansaient sur son dos ; en somme, on ne pouvait voir d’être plus indifférent à la mode.

Mais M. Perrot avait d’abord quelque chose qui manquait à ses confrères ; il savait le grec, le latin et le français à fond ; c’était un lettré dans toute la force du terme, et, de plus, il avait le rare talent de communiquer son savoir à ses élèves.

Je n’oublierai jamais la première classe de rhétorique qu’il nous fit, et l’étonnement que j’éprouvai lorsque, au lieu de commencer par la correction grammaticale de nos devoirs de vacances, il mit tranquillement ce tas de paperasses dans sa poche de derrière, en nous disant :

– C’est bon !... c’est de l’histoire ancienne... Passons à de nouveaux exercices.

Nous étions assis à quinze, dans la grande salle d’étude alors déserte, tournant le dos aux fenêtres du fond, et lui s’assit en face de nous, sur une chaise, près du poêle ; il retira une de ses bottines, qui le gênait ; il regarda, se gratta, remit la bottine d’un air rêveur et puis nous dit :

« Messieurs, vous prendrez des notes. Vous rédigerez mon cours, c’est la seule manière de bien fixer les choses dans la mémoire. Vous réserverez de grandes marges dans vos cahiers de rédaction, et sur ces marges vous écrirez l’entête des chapitres, avec les indications principales de la matière qui s’y trouve traitée.

» Ainsi, d’un coup d’œil, en parcourant ces entêtes, il vous sera facile de vous rappeler l’ensemble du chapitre, et si les détails ne vous reviennent pas tout de suite, vous n’aurez qu’à relire le développement en regard.

» La rhétorique n’est qu’une collection d’observations faites par des philosophes et des critiques, sur les œuvres oratoires ou littéraires qui de leur temps avaient obtenu le plus de succès.

» Ces philosophes et ces critiques, au nombre desquels se trouvent Aristote, Longin, Denys d’Halicarnasse, Quintilien, etc., ont tiré des règles de ces observations, concluant de ce qu’un tel moyen avait réussi souvent, qu’il devait toujours réussir dans les mêmes circonstances.

» C’est le recueil de ces règles qu’on appelle rhétorique.

» Mais remarquez bien, messieurs, que les œuvres avaient précédé les règles. Ce ne sont pas les règles qui ont produit les chefs-d’œuvre, ce sont au contraire les chefs-d’œuvre qui ont dicté les règles.

» Donc, pour savoir si les règles sont bonnes, fondées sur des observations exactes, et déduites avec rigueur de ces observations, nous recommencerons le travail que les critiques ont dû faire.

» D’abord, pour les différents genres oratoires : démonstratif, délibératif et judiciaire, nous lirons les discours de Démosthènes, de Cicéron, de Pline le Jeune, quelques harangues tirées de Tite-Live, de Salluste, de Tacite, etc.

» Pour les productions du genre dramatique, nous lirons Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane chez les Grecs, Térence et Plaute chez les Latins, avec une ou deux tragédies de Sénèque.

» Nous verrons si la règle des trois unités : de temps, de lieu, d’action, a toujours été bien observée.

» Enfin pour tous les genres nous ferons la même étude ; alors notre rhétorique sera solide.

» Mais vous comprenez que ce travail ne peut se faire par écrit, car ce serait beaucoup trop lent, nous n’aurions pas vu le quart de nos auteurs à la fin de l’année. Nous traduirons donc verbalement tous les jours quelques pages d’un ouvrage ; chacun de vous à son tour lira, les autres suivront ; si quelque difficulté se présente, je vous éclaircirai la question, et vous en prendrez note.

» Nous embrasserons ainsi, dans un an, non seulement les auteurs exigés pour l’examen du baccalauréat ès lettres, ce qui serait peu de chose, mais la littérature de deux grands peuples, représentée par leurs œuvres monumentales.

» Si nous voyons que le temps nous manque vers la fin de l’année, eh bien ! tous les jours, après neuf heures, lorsque les enfants iront dormir, nous autres nous poursuivrons nos études jusqu’à minuit s’il le faut.

» Profitez bien du temps, messieurs. Quant à moi, je n’épargnerai rien pour vous faire une bonne classe de rhétorique, qui vous servira toujours, quelle que soit la carrière que vous embrassiez par la suite, car, quoique bien peu d’entre vous soient destinés à devenir des auteurs, des poètes ou des écrivains en titre, vous aurez toujours besoin de savoir juger d’une production littéraire quelconque ; cela contribuera d’abord au développement de votre intelligence, ensuite aux jouissances sérieuses et durables de votre vie. »

Ainsi parla cet honnête homme, avec une simplicité qui me surprit ; jusqu’alors je n’avais vu que des faiseurs d’embarras, de pauvres sires, très fiers de leur science grammaticale, tandis que M. Perrot parlait de lire tous les principaux auteurs grecs et latins, comme d’une chose toute simple. Cela me paraissait impossible, étant encroûté dans les difficultés de trois ou quatre rudiments, qui, bien loin de nous aider en quoi que ce soit, embrouillaient tout dans notre esprit ; mais je reconnus bientôt qu’avec un vrai professeur tout devient facile.

Cette année de rhétorique et celle de philosophie qui suivit, fut le seul bon temps de ma jeunesse, le temps du réveil, après un long cauchemar, le temps où tout un monde d’idées parut éclore dans mon esprit, où la santé me revint, où le dégoût disparut.

M. Perrot aimait ses élèves ! En hiver, pendant les récréations, quand le vent soufflait dans le vieux cloître, que la neige s’amassait aux vitres et que tout le monde grelottait dans les corridors, il arrivait le soir sur ses pauvres jambes infirmes ; il se pendait aux épaules de deux grands et ranimait le courage de tous, en chantant comme un véritable enfant : « Frère Jacques, dormez-vous ? » ou bien : « Malbrouck s’en va-t-en guerre ! » Bientôt la vieille capucinière était ressuscitée, et l’on finissait par lire comme des bienheureux, jusqu’à l’heure où la cloche du père Van Den Berg nous envoyait au lit.

En classe, nous parlions de harangues, de discours, d’Athènes, de Rome. Nous comparions Démosthènes, le dialecticien terrible, à Cicéron, le pathétique ; l’oraison funèbre des guerriers morts dans la guerre du Péloponnèse, de Périclès, par Thucydide, à l’oraison funèbre du grand Condé par Bossuet. On bataillait, on se disputait. Tantôt Masse, tantôt Scheffler ou Noblet en chaire soutenaient l’attaque des camarades, sur la supériorité de tel ou tel chef-d’œuvre. M. Perrot, assis au milieu de la salle, ses grosses lunettes sur le front et le nez en l’air, excitait les uns et les autres ; et quand par hasard l’un de nous trouvait un argument nouveau, une réplique décisive, il se levait comme transporté d’enthousiasme et galopait clopin-clopant devant les pupitres, en poussant des exclamations de joie.

À la fin, quand la cloche sonnait la sortie, l’excellent homme fermait la discussion, et toute la classe tombait d’accord que ces anciens-là savaient écrire et parler. Les réfutations de Démosthènes et les péroraisons de Cicéron avaient surtout notre estime ; et nous aurions été bien heureux de pouvoir assister à quelques-unes de ces fameuses discussions, où tous les citoyens écoutaient d’un bout de la place à l’autre, et jusque sur les toits en terrasse, les terribles lutteurs aux prises pour ou contre la guerre à Philippe, les lois agraires, l’arrestation des Gracques et d’autres grandes mesures semblables.

La seconde partie de notre rhétorique, après Pâques, fut encore plus intéressante, car alors commencèrent nos lectures dramatiques ; alors M. Perrot nous fit connaître le théâtre grec, bien autrement imposant que le nôtre, puisque c’était sous le ciel, en pleine nature, pendant les fêtes d’Eleusis ou les Panathénées, et devant tous les peuples accourus des îles Ioniennes, de la Crète et des colonies asiatiques, que se donnaient ces représentations des Euménides, des Suppliantes, d’Oedipe-roi, d’Hécube, etc., aux applaudissements de la foule immense. La voix des acteurs était portée au loin par des bouches de bronze ; les chœurs, composés de jeunes filles vêtues de lin, chantaient dans les intermèdes l’espérance, l’enthousiasme, la terreur, quelquefois des invocations aux dieux infernaux, à la fatalité ; enfin tout était en scène, et l’émotion de la foule y jouait le premier rôle.

Quant aux comédies, elles se représentaient plus modestement sur l’Agora, la place du marché, où chacun pouvait aller rire à son aise.

C’est aussi là que se promenait Socrate, parmi les échoppes de tous métiers, apostrophant tantôt un savetier, tantôt un marchand de marée, tantôt un surveillant de la halle, et faisant rire le peuple à leurs dépens. Il élevait une concurrence dangereuse aux comédiens, nous dit M. Perrot, et c’est pourquoi tous les comédiens se liguèrent contre lui : le sophiste Anitus, l’orateur politique Lycan, le misérable poète Mélitus, avec lesquels un écrivain de génie comme Aristophane n’aurait jamais dû se mêler.

Nous apprîmes en même temps l’accentuation grecque, la mélopée de l’hexamètre et celle de l’ïambe, les dialectes ionien et dorien ; et tout cela sans difficultés, parce que le professeur ne nous enseignait que ce qu’il savait lui-même.

Nous eûmes encore le temps de lire quelques passages de la Guerre du Péloponnèse par Thucydide, de celle de Massinissa par Polybe, et le commencement des Annales de Tacite.

Pour nous familiariser avec le dialecte dorien, M. Perrot nous fit traduire deux ou trois idylles de Théocrite, mais dans une édition de Leipzig soigneusement expurgée. Nous aurions bien voulu connaître les vers restés en blanc ; nous étions à l’âge où tout ce qu’on nous cachait prenait à nos yeux une importance extraordinaire.

Enfin, nos études avançaient ; et, chose singulière, au lieu d’être dans les derniers, comme en seconde, j’étais devenu le premier de notre classe. M. Perrot me reprochait bien quelques barbarismes et quelques solécismes dans mes rédactions latines ; il trouvait bien des fautes de quantité dans les vers que je fabriquais à grands coups de dictionnaire, avec des bribes du Gradus ad Parnassum, mais il soutenait que j’avais plus le sentiment de la langue qu’aucun autre de mes camarades ; et quant au discours français, je suis obligé de n’en rien dire ; les autres me considéraient comme un petit Cicéron. Grâce à Dieu, j’avais assez de bon sens pour voir qu’ils se trompaient.

Or, en ce temps-là, M. Perrot, qui lisait beaucoup les modernes, ayant oublié par hasard en classe un petit livre relié en maroquin rouge, je crus pour le coup tenir les idylles de Théocrite, sans aucune rature, et le soir, dans ma petite chambre, à la chandelle, je tirai le volume de ma poche.

C’était une contrefaçon belge des Orientales et des Odes et Ballades de Victor Hugo, qui me rendirent fou d’enthousiasme. Je n’avais rien vu de pareil : ce style coloré, pour nous peindre les scènes de la vie d’Orient, puis l’originalité, le pittoresque des tableaux du Moyen Âge, me tiraient les yeux de la tête.

Tout ce que j’avais lu jusqu’alors me paraissait fade auprès de cela, et le lendemain je m’en allais courant dans les corridors, et criant que Racine, Corneille et La Fontaine étaient de pauvres poètes ; qu’ils n’avaient jamais eu d’inspiration, et qu’il fallait les mettre tous au rebut.

Le petit livre se promenait de mains en mains, et tous les camarades adoptaient mon avis par acclamation.

Deux jours après, M. Perrot ayant longtemps cherché ses Orientales, se souvint de les avoir oubliées en classe, et s’adressant à moi :

– Monsieur Nablot, me dit-il, n’auriez-vous pas trouvé, par hasard, un petit volume relié en maroquin ?

Je devins tout rouge, car il était entre les mains de quelqu’un ; je ne savais pas de qui.

– Le voici ! dit Scheffler, Nablot me l’a prêté.

– C’est bon, dit M. Perrot en le recevant. Il est bien heureux que vous ayez vu presque tous vos auteurs, car vous ne ferez plus rien de naturel ; vous allez voir jusqu’à la fin de l’année des giaours brillants de pierreries, des têtes plantées sur les aiguilles des minarets et causant entre elles comme des philosophes... Je connais cela, s’écria-t-il ; je suis désolé de ma négligence. Vous avez lu le livre, monsieur Nablot... et vous autres ?

– Oui, monsieur.

– Ah ! j’en étais sûr !

Et clopin-clopant à travers la salle, il poursuivit d’une voix criarde :

« À quoi tout cela rime-t-il ? Est-ce que cela tient des Grecs ?... Est-ce que cela tient des Latins ?... De quelle école est-ce ? Je vous le demande. Voyons !...

Comme nous ne répondions pas, il s’écria :

– Cela tient des barbares ! C’est un dévergondage d’imagination... quelque chose dans le genre des prophètes juifs : d’Isaïe, d’Ezéchiel, de Jérémie. Mais ceux-là, du moins, étaient pouilleux, ils mangeaient des sauterelles, ils logeaient dans des baleines, ils n’avaient ni feu ni lieu, ils attrapaient tous les jours quelque bon coup de soleil sur leur crâne chauve ; leur exaspération et leurs fantaisies étranges s’expliquaient. Oui, à la rigueur, on comprend qu’avec leur manteau en poil de chèvre rempli de vermine, jeûnant des quarante jours de suite et ne trouvant pas un verre d’eau à boire, ces personnages aient poussé des cris d’aigle, et qu’ils aient eu des visions dans le genre de l’Apocalypse !... Mais celui-ci n’a pas la moindre excuse ; il est jeune, il se porte bien, il vit dans la meilleure société, il fait toutes ses classes... Je n’y comprends rien !...

En s’arrêtant :

– Monsieur Nablot, vous trouvez cela beau ?

– Oui, monsieur.

– Et vous, Masse, Scheffler... vous tous ?

– Très beau !

Alors M. Perrot s’indignant nous dit :

– Vous êtes tous des ânes ! C’est bien la peine de vous avoir enseigné les règles d’Aristote et de Quintilien ! Vous aimez cela, monsieur Nablot ?

Il me regardait, ouvrant de grands yeux.

– Oui, monsieur, lui répondis-je, non sans émotion.

– Pourquoi ?

– C’est nouveau... ça m’éblouit !...

– Ce n’est pas une raison, s’écria-t-il. Est-ce que si l’inspecteur venait, il se contenterait de cela ? Que lui diriez-vous ?

– Je lui dirais que si l’on avait toujours fait comme Homère, on n’aurait jamais vu Virgile.

– Asseyez-vous, dit M. Perrot, vous êtes un sophiste ! Nous allons relire l’Art poétique d’Horace, pour nous remettre tous dans le bon sens ; car ceci, messieurs, fit-il en élevant son petit livre, c’est l’invasion des barbares ; nous sommes envahis dans le Midi par les Numides et dans le Nord par les Scandinaves. Ces gens-là n’ont pas les mêmes règles que nous ; ils n’ont pas même d’histoire. Nous, nous venons des Latins et, par les Latins, des Grecs, peuples pleins de bon sens et de simplicité. Tous ces romantiques bouleversent les traditions françaises. Je ne conteste ni leur talent, ni même leur génie ; ils nous ont emprunté la langue du seizième siècle, pour nous battre avec nos propres armes ; mais les classiques auront leur Marius !... Espérons-le... Espérons-le... Si cela n’arrivait pas, le génie national serait perdu !

Ce bon M. Perrot se désolait ! Telle était alors l’influence de l’éducation classique sur les esprits les plus libéraux : ils ne comprenaient rien à la grande révolution littéraire, qui devait faire pour l’art ce que 89 avait fait pour la politique.

Pendant la saison d’été, notre professeur nous accompagnait souvent à la promenade ; appuyé sur mon épaule et sur son bâton, il galopait comme un cabri ; la joie d’être au milieu de ses élèves le transformait, il devenait presque beau.

Le but ordinaire de la promenade était la scierie, et lorsque nous arrivions sous bois, à l’ombre des hêtres et des sapins, la vallée au-dessous de nous, avec ses grandes prairies à perte de vue, toute jaune de pissenlits et la petite rivière au milieu, comme enfouie sous les hautes herbes ; tout en galopant pour gagner la maison forestière, M. Perrot prononçait des harangues et lançait des apostrophes à la nature. Nous lui répondions de notre mieux ; les petits autour de nous, écoutaient dans l’admiration, et le nouveau maître d’étude, Bastien, un ancien élève de M. Perrot, se mettait aussi de la partie.

Le chant d’une grive, le roucoulement d’une troupe de ramiers sous la haute futaie, le cri d’un épervier à la cime des airs nous faisaient arrêter ; et, le cou replié, nous regardions un instant l’oiseau de proie tracer dans le ciel ses grands cercles en spirale. Ensuite, nous repartions dans le chemin sablonneux ; et lentement, après avoir passé le petit pont en dos d’âne, où les femmes avec leurs charges de feuilles sèches, et leurs enfants avec leurs fagots, s’arrêtent pour respirer, un peu plus loin, au détour de la vallée, nous découvrions enfin l’auberge de la Scierie.

C’est dans cet endroit que notre professeur avait ses abeilles en pension, car c’était un amoureux d’abeilles, de culture, de jardinage et de tout ce qui se rapporte à la vie rustique.

Là, nous cassions une croûte de pain sous la tonnelle, nous buvions un verre de bière. M. Perrot faisait apporter du beurre, une assiette de miel, et nous nous regardions comme des philosophes, des gens au-dessus du vulgaire, des sages.

 

Lisant au front de ceux qu’un vain luxe environne,

Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne !

 

Ainsi se passaient les dimanches et les jeudis dans ce bon temps.

Quelle différence d’un professeur à un autre ! Et que de reconnaissance on devrait avoir pour l’homme instruit et sympathique qui vous a donné son âme entière, le fruit de son expérience et de son travail, pour développer en vous quelques germes heureux, espérant pour toute récompense obtenir un souvenir... et peut-être un regret après sa mort. Oui, de pareils hommes existent dans nos petits collèges, et savez-vous ce qu’ils reçoivent pour vivre, eux et leur famille ? Dix-huit cents francs par an ! Je le demande à tous les gens de cœur, n’est-ce pas une injustice révoltante ? On voudrait chasser les capacités des collèges communaux, si nécessaires à l’instruction de la petite bourgeoisie, qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Au bout d’une heure ou deux de halte à la petite auberge, lorsque le soleil commençait à s’incliner derrière les montagnes, nous rentrions à Sâarstadt.

Pour en finir avec ma rhétorique, je vous dirai qu’à la fin de l’année j’obtins tous les premiers prix de notre classe.

Cette année-là, je m’en souviens, M. le maire, dans son discours, parla du maréchal de Villars, disant que tous ses triomphes ne lui avaient jamais fait autant de plaisir que les premiers prix remportés au collège. Il cita le mot de Vauvenargues : « Que les premiers feux de l’aurore ne sont pas aussi doux que les premiers sourires de la gloire. » Et je reconnus qu’il avait raison, quand ma mère, mes sœurs, mes frères, M. le curé Hugues, notre bonne vieille Babelô, enfin tous ceux que j’aimais, réunis devant notre porte, vinrent m’embrasser avec des cris d’enthousiasme, en voyant le char à bancs couvert de couronnes. Ah ! le beau jour !...

Toutes ces vacances-là, je ne fis que galoper dans la montagne, tendre des reginglettes aux oiseaux, et pêcher à la main dans la rivière. Je n’étais plus malade ; je ne pensais plus à me faire cordonnier... Il n’y a rien de tel que le succès pour se bien porter et voir l’avenir en beau.